CHAPITRE 5

C’était bien une ville, il n’y avait aucun doute là-dessus. Il n’avait pas remarqué que, au cours des quatre derniers kilomètres parcourus, la voûte de la grotte s’était progressivement élevée. Au moment où il atteignait les bordures de ce qui avait pu être une zone d’habitation, le plafond avait disparu. Il progressait péniblement, sans prêter attention à l’environnement, quand il vit devant lui une lumière inconnue. Il leva les yeux et se trouva face à un étrange assemblage de structures.

S’il avait fallu la décrire, Spence aurait pu dire que la ville qui se dressait devant lui ressemblait à une termitière. Il se souvenait avoir vu des images de l’intérieur d’un tel objet dans un manuel d’entomologie, et les constructions allongées et souples qu’il avait sous les yeux lui rappelaient exactement cette image. En y regardant de plus près, cependant, les cellules harmonieusement entrelacées qu’il avait sous les yeux ne ressemblaient à rien de connu. Et elles ne livraient aucun indice sur la nature de leurs anciens occupants.

Cette découverte ne lui procura aucune de ces émotions profondes qui sont celles de l’explorateur pensant qu’il a découvert, enfin, l’Eldorado, ou du paléontologue qui est tombé par hasard sur un saurien jusque-là inconnu. Il ne ressentait même pas l’excitation qui l’avait saisi en découvrant la marque d’un pied.

Il restait là immobile, ne pouvant en croire ses yeux et paralysé par l’étonnement. Tout cela était trop nouveau, il ne savait comment réagir.

Quand il eut repris ses esprits, il s’engagea le long du chemin sinueux qui s’ouvrait entre ces habitations en forme de ruche, passait sous les arches qui les reliaient ou par-dessus des structures à demi enfouies. Il perdit bientôt tout repère dans ce dédale de formes courbes et entrelacées, comme un tout petit enfant dans une forêt enchantée.

La voie était éclairée par le lichen lumineux qui collait aux parois. Il se déplaçait dans un univers à l’éclat minéral et magique, plein de chuchotements. Les chuchotements n’étaient que le bruit de ses pas tandis qu’il s’avançait en frôlant les structures creuses et incurvées.

Plus il s’enfonçait dans la ville – façonnée dans un matériau qui rappelait l’adobe des anciennes demeures des Indiens, en plus solide, plus durable – et plus il la trouvait belle. Et colorée. Les habitations revêtaient toute une variété de tons délicats : orange, rouge, violet et bistre, des nuances subtiles de « terre », ou plutôt de sol martien, ocre ou sépia, rouille ou beige, faiblement illuminées d’une lumière qui leur semblait propre.

Elles présentaient des ouvertures qu’il prit pour des portes ou des fenêtres. Leurs formes irrégulières suivaient la surface de la paroi dans laquelle elles s’inscrivaient. Et pour cette raison, Spence ne pouvait vraiment se faire une idée de la forme des êtres qui avaient occupé ces lieux.

Il passa la tête dans certaines de ces ouvertures, mais ne vit rien, dans l’obscurité qui régnait à l’intérieur, qui puisse le renseigner davantage. Les intérieurs n’étaient que l’envers du décor, reproduisant ses courbes et ses méandres, parfaitement propres et vides.

Au cours de cette respectueuse inspection des lieux, il atteignit une voie plus large séparant deux rangées de constructions plus élevées. Cela ressemblait à ses yeux à une artère centrale.

De part et d’autre de cette voie plane et lisse, les habitations s’élevaient à une hauteur assez considérable. De certaines d’entre elles partaient des excroissances en forme d’arches ou de tubes qui se déployaient en serpentins jusqu’à atteindre une construction de l’autre côté.

Intuitivement, il sentit que s’il suivait cette voie, il arriverait au cœur de la cité martienne.

Il ne s’était pas trompé.

Dans l’heure qui avait suivi sa découverte, il se trouva au milieu d’une vaste place entourée de toutes parts de constructions de la même architecture. L’étrange beauté du lieu en elle-même le confondait. Il en venait à penser que les Martiens, quelle qu’ait été leur apparence, avaient été à l’origine d’une civilisation pacifique et raffinée. Tel était du moins ce que reflétait pour lui leur architecture. Pas un moment il ne pensa qu’il pût encore exister des Martiens. Tout ce qu’il voyait témoignait d’une civilisation qui avait cessé d’exister il y avait très longtemps.

Il s’assit pour se reposer sur une forme lisse, rappelant celle d’un champignon – une parmi les dizaines qui se trouvaient sur cette place centrale. Sa vision se troublait et chancelait : il se savait maintenant sévèrement déshydraté. Le vertige le reprit et il se sentit envahi par une grande faiblesse, comme s’il commençait à se désintégrer. Il se prit à imaginer une expédition future arrivant sur cette place et découvrant ses os, pensant avoir affaire au dernier des Martiens.

Spence était assis là, cramponné à tout ce qui lui restait d’énergie, quand son regard tomba sur une des constructions en forme de ruche qui se trouvait, quelque peu séparée des autres, de l’autre côté de la place. Pour une raison qu’il ignorait, cette structure prit aussitôt pour lui une importance particulière. Bien que ne présentant à première vue rien de remarquable, elle l’attirait. C’était une construction plus ou moins conique aux parois renflées s’élevant pour former des cellules et compartiments tout en rondeurs.

Tandis qu’il l’inspectait de loin, Spence sentit sa tête retomber. Ses yeux se fermèrent, il glissa de son siège, roula sur le côté et tomba dans un profond sommeil.

 

Le réveil fut brutal. Il aurait pu jurer que sa tête avait à peine touché le sol avant qu’il n’ouvre de nouveau les yeux. Mais la brûlure qu’il ressentait dans la gorge et la douleur lancinante dans sa tête démentaient cette impression. Il avait peut-être dormi un certain temps, mais ce n’était pas la douleur qui l’avait réveillé.

Quelqu’un avait prononcé son nom, et le son paraissait venir de cette construction en forme de ruche de l’autre côté de la place.

Les mots avaient été prononcés si vite qu’il n’était pas certain que ce ne fût là que le produit de son imagination. Mais contrairement aux voix imaginaires, celle-ci possédait dans l’air une sorte de rémanence qui lui donnait une présence réelle. Spence souleva son casque et le posa sur le sol.

L’air, dans cette partie de la grotte, bien que très sec et renfermé, était certainement plus respirable et il ne se sentait plus aussi oppressé qu’auparavant. Le silence parfait qui régnait l’inquiétait. Il ne percevait aucun son, pas même un écho. À l’intérieur de son casque, il entendait au moins le bruit de sa propre respiration.

Tout d’un coup, il réalisa qu’il s’était endormi parce que les réserves d’oxygène contenues dans son casque sous forme de pastilles étaient épuisées. S’il n’y avait pas eu cette voix pour l’interpeller, il ne se serait probablement jamais réveillé. Il serait mort d’asphyxie dans son sommeil.

Il regardait son casque avec un sentiment mitigé de soulagement et d’une sorte d’affection, heureux d’avoir échappé à cette mort sournoise après avoir affronté tant de situations autrement dangereuses. D’un autre côté, cela aurait été une mort paisible, indolore : s’endormir pour ne plus se réveiller avec ce mal qui enflammait son estomac et sa tête, sans parler du feu de la soif dans sa gorge.

Tandis qu’il se demandait si, pour en finir, il n’allait pas remettre son casque, il entendit de nouveau appeler son nom. Il avait bien perçu le son et celui-ci avait été enregistré par son cerveau, mais il lui était impossible d’en préciser la provenance. Les mourants entendaient souvent des voix, il le savait. Le fait avait été établi sur de nombreux témoignages.

Mais Spence ressentait une mystérieuse attraction vers cette structure de l’autre côté de la place. Il fit quelques pas maladroits – quelque chose en lui refusant de céder si facilement à une hallucination. Mais il n’avait après tout rien à perdre, et il ne s’attendait pas à trouver quoi que ce soit d’un quelconque intérêt à l’intérieur, toutes les habitations qu’il avait pu inspecter jusque-là étant parfaitement vides.

Et pourtant, un instinct inexplicable guidait ses pas, et il n’avait plus la force lui résister. Quelques minutes plus tard, il se trouvait au pied de l’édifice, devant le trou noir qui en constituait l’entrée.

D’un pas hésitant, Spence pénétra à l’intérieur et dès qu’il eut franchi le seuil, il heurta quelque chose. La chose était dure et solidement ancrée au sol, et il s’écroula sans même avoir la force d’amortir la chute.

L’obscurité régnait à l’intérieur, et elle avait probablement régné là sans partage depuis peut-être un millier de siècles. Il resta étendu au sol, laissant l’obscurité l’envelopper, le dominer, dans un désir de se fondre en elle. Il ne souhaitait rien d’autre que de rester là, à bout de souffle, sans plus jamais bouger. Mais la curiosité était la plus forte.

Qu’avait-il donc heurté en entrant ? C’était plat et dur, et il en ressentait encore le contact glacé là où son corps avait touché l’objet. Que pouvait-il être ?

Et si cela devait être le dernier acte de sa vie, peu importait. Au moins, il saurait ce qu’il avait découvert. Il parvint à se remettre à genoux et se pencha en avant vers l’objet invisible. Un côté de son visage toucha un rebord plat et rigide, et prenant appui de ses paumes sur la surface lisse, il se redressa.

Et maintenant ? pensait-il. J’ai découvert quelque chose, ici, dans cet endroit privé de lumière… et maintenant ?

L’idée lui vint d’essayer de déplacer la chose pour l’amener sous la faible lueur qui éclairait la grotte. Mais dans son état de faiblesse extrême et malgré tous ses efforts, il lui était impossible de la faire bouger et même de trouver sur elle la moindre prise.

Il parcourait de ses mains la surface de l’objet pour se donner une idée de sa taille et de sa forme. Il se sentait comme un aveugle essayant d’identifier un objet qu’il n’a jamais vu. Il découvrit que l’objet était uniformément lisse et en forme de boîte, son contour extérieur était constitué de surfaces planes jointes par des arêtes présentant de faibles angles, un peu comme les plaques d’une armure ou les facettes d’une pierre précieuse.

Spence repassa les mains sur la partie supérieure de l’objet rectangulaire et sentit un élément cylindrique s’élever de sa surface. En suivant le cylindre, il constata que son extrémité était surmontée d’une sphère assez importante. Sur les faces latérales du parallélépipède, il découvrit deux cylindres semblables terminés par des sphères.

Maintenant, il commençait vraiment à se poser des questions. Il se releva brusquement – trop vite, étant donné son état – et fut aussitôt submergé par le vertige qui déferla sur lui comme une énorme vague. Il recula en titubant et trébucha sur un objet plus petit situé derrière lui. L’objet l’avait pris par-derrière, au-dessous des genoux, et l’avait fauché. Le son fragmenté de sa chute résonnait à ses oreilles.

Et il était là, l’oreille tendue, dans l’obscurité. Car dans ce qu’il avait entendu, il y avait un son qui n’avait rien à voir avec sa chute. Un bruit perçu inconsciemment depuis son entrée dans le tunnel. Il le reconnaissait maintenant, mais le contexte semblait si inapproprié et ce son si étrange dans le silence du lieu.

Dans le noir, et tout près de lui, il entendait le bruit merveilleux de l’eau qui s’écoule, goutte à goutte, sur le sol.

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